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Le
panier de cerises
Une nouvelle écrite par Cathie Gibaud et illustrée
par Pascal Dufournet.
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Putain
d'époque, putain de guerre, putain de privation. Et que celui
qui n'a jamais ressenti la faim me jette la première cerise.
Sur le livre de ma vie reste cette page sombre et lumineuse,
cette page en clair obscur, un instant de rien dont je me
souviens plus de 60 années plus tard, avec ses boucles et
ses déliées, ses odeurs et sa sensualité.
A
l'époque, comme disent les vieux, les bottes crissaient
dans nos villes, la fureur était dans mon coeurs, le Führer
dans ma tête, la faim dans mon ventre, le désir entre mes
cuisses, et je m'en souviens comme si c'était hier. Le temps
est cruel Messieurs dames qui devrait nous laisser les souvenirs
intacts, mais définitivement effacer toute trace sensuelle
quand le corps n'est plus qu'un compagnon tristement encombrant.
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J'avais
la fringale, donc, les crocs, la dalle : plusieurs jours sans
vraiment manger et votre nombril se transforme en trou noir
spasmodique avec cette sensation de creux, de vide, de néant
qui vous ferait hurler si c'était utile et qui vous pousse,
comme une louve, à chercher de quoi assouvir ce besoin incontournable
et dérisoire. J'avais faim et j'errais, dans Lyon, à la recherche
d'une solution ou plutôt d'un plan, d'un bon coup, d'une intervention
magique, voire divine, qui ferait se transformer la Saône
en vin et mes mains en pain. "J'ai faim, disais-je enfant
- mange ta main et garde l'autre pour demain, me terrifiait
ma grand-mère"
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Mais
moi, j'étais affamée de tout, je voulais tout dévorer comme
on croque une pêche juteuse sous le grand soleil de l'été.
Je voulais croquer la vie et me retrouvais placée au rang
d'un vulgaire animal à chercher du substantiel, du concret
du "qui-tient-au-corps". Et justement mon corps tout entier
criait famine de plaisirs peu avouables, d'envies luxueuses
et sulfureuses. J'avais faim, comme une hantise obsédante,
une obsession lancinante, un leitmotiv cruel et basique sans
figure de style. C'est là que le miracle advint. J'appris,
par je ne sais quel téléphone arabe, bouche à oreille, source
souterraine et salvatrice, qu'à quelques rues de là un homme
offrait son corps à l'envie, et l'envie était furieuse, avec
à la clef, ces merveilleux fruits de juin : des cerises !
"Alléluia, disais-je" j'allais pouvoir combattre le mal par
le mâle, que le destin en soit loué.
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Quand
je rejoins la cage d'escalier fleurit de teintes florentines
elles étaient déjà deux à attendre, deux bougresses en cheveux
qui en voulaient à mon repas et facultativement à mon homme.
Car j'étais ainsi, j'avais un théorème "tout corps plongé
dans mon corps... m'appartenait".
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Maintenant,
il me fallait attendre que le ballet des montées et des descentes
femelles fissent arriver mon tour dans l'angoisse de devoir
offrir ma chair sans contrepartie alimentaire. Je virulais
et pestais quand je vis apparaître la fille qui me précédait.
Je
me souviens surtout de ses grands yeux noirs, sa bouche vermeille,
sa cambrure de danseuse et son sourire angélique, comme absent,
sa voix étrange qui prononçait dans un murmure irréel : "Tu
peux y aller, il t'attends". Alors, je gravis les marches,
le coeur en chamade et les ailes aux pieds : c'était vrai,
il était là, qui m'attendait.
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Je
pouvais le voir, le dévorer des yeux, bientôt le toucher...
un merveilleux panier d'osier regorgeant de burlats lisses
et brillantes. "Approche, dit l'homme" Je remarquais
qu'il était beau, blond et torse nu. "Approche, répéta-t-il,
tu as peur ?" Oui j'avais peur, terriblement peur de ne pouvoir
accéder au panier de rêve, à ce beau panier d'osier qui contenait
le fameux trésor qui me faisait saliver. J'approchais, donc,
sans rien dire. L'homme me saisit le bras et j'attrapais une
poignée de burlats. La première bouchée juteuse nous fut fatale.
J'ai
léché le suc sur mes doigts et c'est là que tout à dérivé,
fondu enchaîné. J'ai goûté la texture velours et mon corps
de frissons a vibré, soupirs échappés. J'ai sucé la chair
ferme sans pudeur et le suc sucré a coulé, sensuelle volupté.
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Mmm,
ses yeux qui brillaient, Mmm le souffle accéléré, Mmm à petits
pas rapprochés l'étreinte sur le lit froissé. Sa main a glissé
sous ma jupe et c'est là que tout a chaviré, fondu déchaîné.
Il a susurré des mots censurés et nos corps crescendo ont
chaloupé, soupirs répétés. Il a savouré ma bouche parfumée
et la liqueur chaude a éclaboussé, sexuelle volupté. Mmm,
mes yeux qui riaient, Mmm les souffles enivrés, Mmm à petits
coups rapprochés l'orgasme déboussolé. Il a léché le suc sur
mes doigts et nous avons récidivé.
Bien
plus tard, le soleil vint m'éveiller alors que j'étais toujours
dans l'abandon extatique du plaisir assouvi. Il a caressé
ma peau comme un doux baiser, comme cet amant inconnu et délicat
qui dormait près de moi : j'étais dans ses bras, après une
éternité d'amour insensé. Je délestais encore le panier d'une
franche poignée de belles cerises qui me souriaient et me
retrouvais sous un ciel printanier et limpide comme les prunelles
de mon amour improvisé. Je fermais les yeux pour imprimer
à jamais cette douce folie sur le parchemin de ma vie : lui.
Tout lui de haut en bas et moi sans dessus dessous, lui et
moi et cette folie douce. Lui et moi ... et un panier de cerises.
J'ouvrais les yeux, le ciel était splendide, j'avais 20 ans
: tout était à sa place.
Cathie
Gibaud 2002
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